Comme je vous l’ai expliqué dans un article précédent, le taux d’abstention ne cesse de croître depuis ces dernières années : 66% d’abstention aux dernières élections régionales de 2021, 58% aux élections municipales de 2020, 57% aux élections législatives de 2017, 37% d’abstention et vote blanc aux élections présidentielles de 2017.
Mathilde Karceles, une jeune alsaco-corse passionnée de politique, consultante en relations publiques et communication, s’est lancée un défi fin 2021 : essayer de comprendre le taux d’abstention aux élections françaises grandissant. Elle a créé un questionnaire simple en ligne et s’est également déplacée chez quelques personnes, pour essayer de les comprendre, à travers des échanges informels.
Un partenariat avec l’ISEG a été créé afin de mener une étude plus poussée. Mathilde, professeure dans cette école de marketing à Strasbourg, mène le projet avec le professeur et politologue Simon Borja et les étudiants de cet établissement. Qu’ils s’intéressent ou non à la politique, les étudiants ont eu le défi d’aller interroger des jeunes de 18 à 25 ans, lors d’entretiens d’une durée de 2 heures pour chaque personne, afin de tenter de comprendre cet abstentionnisme.
Ce travail préliminaire a donné lieu à un cycle de 4 conférences « Les jeunes et la politique » à l’ISEG de Strasbourg.
Conférence « Urnes et Citoyens » du 15 mars 2022
La première conférence a permis de présenter le projet dans sa globalité et d’en sortir les premiers résultats obtenus. Ainsi, les premières analyses ne permettent pas de définir un profil type de l’abstentionniste.
Les raisons de ce « désamour politique » peut provenir de multiples causes :
- le manque de sincérité de la part des politiciens engendrant une perte de confiance à leur égard
- la non représentativité
- le désintérêt
- l’influence familiale ou sociale
- la défaillance du système
Les jeunes peuvent être passionnés par les sujets politiques mais ne se reconnaissent pas dans la façon dont la politique est organisée ni dans l’offre politique qui est proposée. Par conséquent, ils ne s’impliquent pas.
Lors de cette conférence, j’ai pu demander quel était l’objectif de cette étude de marché qualitative sur le secteur de la politique : si elle avait pour vocation à permettre aux partis politiques de se remettre en question ou si le but était de faire des campagnes de marketing plus performantes, pour encore mieux influencer l’opinion publique.
Mathilde a répondu que leur but est de présenter un constat, puis de le diffuser au maximum de personnes (politiques et citoyens). C’est une étude « citoyenne, bénévole et sans intérêt politique ».
(Je me posais la question car la conférence a débuté par l’expression d’une inquiétude face au taux d’abstention record. En effet, la classe politique doit certainement s’inquiéter de sa faible légitimité à « gouverner » le pays avec un peuple qui n’a majoritairement pas donné son consentement. On peut s’interroger sur la viabilité du système de la Vème république qui est clairement à bout de souffle.)
Table ronde sur « Les jeunes engagés en politique » du 18 mars 2022
La deuxième rencontre a permis d’échanger avec trois personnalités politiques : Maxence Helfrich, Président des jeunes du parti Unser Land, Dylan Hirn du parti de La République En Marche et Myriam El Yassa, Secrétaire Nationale du parti Socialistes.
Tout d’abord, chacun d’entre eux a présenté son parcours professionnel et comment ils sont entrés dans le milieu de la politique. Ensuite, ils ont partagé la réaction de la part de leurs proches lorsqu’ils ont annoncé leur engagement en politique.
Puis, différents sujets ont été évoqués comme :
- les défaillances démocratiques (la non représentativité des petits partis, des petits candidats et de certaines « catégories » de citoyens, la concentration des pouvoirs, l’impossibilité des parlementaires d’exercer leur rôle d’élu, la non représentativité et l’illégitimité du président, le service médiatique non indépendant, le fort taux d’absentéisme des députés ou les députés « fantômes », la dissolution stratégique de l’Assemblée Nationale, les programmes sur mesure mensongers, le mépris de l’Etat, la crédibilité des candidats à l’élection présidentielle, le manque de débats, la perte de valeurs et de dignité, etc.)
- les tentatives d’innovations politiques (la primaire populaire)
- les actions démocratiques mises en application (les consultations citoyennes, le dialogue direct avec les citoyens au niveau local).
Lors de cette table ronde, j’ai pu poser 3 questions :
- Est-ce que vous pensez que nous sommes vraiment en démocratie ? Comme Madame a pu le notifier, le fonctionnement d’un parti politique est pyramidal et avec le Forum Economique Mondial, l’OMS, l’Union Européenne , on tend à continuer à subir ce top-down. Ne pensez-vous pas que l’organisation des communes au niveau local en mode de gouvernance partagée serait plus démocratique?
- Pensez-vous que l’Assemblée joue encore son rôle ? Entre le conseil de défense opaque de Macron qui prend des décisions arbitraires et les cabinets de conseil Mc Kinsey que l’on paie des millions avec nos impôts alors qu’eux-mêmes ne paient pas d’impôts en France…
- Etes-vous en lien avec des mouvements citoyens qui veulent mettre en place des outils démocratiques tels que le Référendum d’Initiative Citoyenne, le mandat révocatoire, les assemblées citoyennes. Et que pensez-vous de ces outils démocratiques?
Vous pourrez retrouver les réponses de chacun dans la vidéo.
Conférence « Communication et marketing politique » du 22 mars 2022
Lors de ce 3ème événement, étaient conviés : Arthur Delaporte, secrétaire national au développement du parti Socialistes, Clovis Daguerre, responsable communication des Jeunes écologistes, Jean-François Lanneluc, Directeur général adjoint de la Ville et de la CUS et Kai Littmann, journaliste.
Dans un premier temps, chaque intervenant a pu s’exprimer sur le sujet de la communication politique. Ensuite, ils se sont attardés sur la communication auprès des abstentionnistes.
La communication politique
L’objectif principal de la communication politique est de conquérir le maximum d’électeurs selon Arthur Delaporte, en fonction de ses propres croyances et valeurs, et de ce que l’on estime être les attentes des citoyens. Il a évoqué le fait que la politique est un secteur non marchand, avec une logique d’intérêt non utilitariste, que les moyens, les compétences, les ressources sont faibles (en dehors des campagnes électorales nationales) et que le fonctionnement d’un parti dépend en grande majorité de ses bénévoles.
Ce constat pose le problème de la démocratie, puisque des candidats qui défendraient les intérêts des riches seraient de facto aidés financièrement et auraient plus de moyens pour mener leur campagne électorale… (exemple de Macron ex-banquier d’affaires au sein de Rotschild & Co qui a supprimé l’ISF, a vendu Alstom aux américains, et dilapide l’argent public dans des cabinets de conseil Mc Kinsey, etc.). Ne faudrait-il pas repenser ce mode de fonctionnement concurrentiel des partis politiques et replacer l’intérêt commun au centre du jeu ?
Clovis Daguerre nous a expliqué les différentes formes de communication des politiques :
- communication formelle
- communication décalée ou informelle
Il nous a également parlé de la stratégie marketing de polarisation (pour/contre), qui souvent, empêche de se positionner entre deux extrêmes, de créer des débats et de montrer des discours nuancés.
La communication auprès des abstentionnistes
Arthur Delaporte a ciblé des rues dans lesquelles l’abstention était forte et a fait du porte à porte pour tenter de mobiliser les abstentionnistes. Il a également envoyé des courriers, tracter, etc. Il nous explique que toutes ces stratégies ne vont pas forcément influencer les gens à aller voter.
Clovis Daguerre décrit alors, certains profils d’abstentionnistes :
- des personnes plus âgées, désillusionnées de la politique mais qui sont très politisées et au courant de toute l’actualité politique
- d’autres personnes plus éloignées, qui n’ont pas l’accès aux informations
- d’autres personnes qui n’ont pas le temps, d’autres priorités sur le moment
Il pense que c’est à travers des initiatives associatives locales, des actes concrets sur les territoires que l’on arrivera à convaincre les citoyens d’aller se rendre aux urnes.
Et si nous arrêtions de gaspiller notre énergie à convaincre les électeurs à travers des campagnes marketing électorales ? Et si nous consacrions notre temps et notre argent à développer des initiatives concrètes dans nos villes en fonction des besoins des habitants ?
Jean-François Lanneluc est, néanmoins, optimiste et pense que le péril démocratique ne semble pas imminent. Selon lui, pour parler aux abstentionnistes, le porte à porte n’est pas efficace et la communication via les réseaux sociaux est une perte de temps car on communique uniquement à ceux qui s’intéressent à nous. Il affirme que ce qui est important c’est de communiquer dans la presse et nous donne l’exemple du succès de la candidature d’Eric Zemmour qui a été montée de toute pièce par un milliardaire.
Cet exemple concret nous amène à réfléchir sur la liberté d’expression, la diffusion d’informations de manière démocratique par les presses financées par des milliardaires et leur possible pouvoir de nuisance. Comment faire passer des idées citoyennes, donner de la visibilité aux petits candidats comme évoqué plus haut, lorsque la presse communique par rapport aux intérêts personnels de ceux à qui ils appartiennent ?
Kai Littman n’est pas sûr que le monde politique cherche forcément plus d’électeurs, car ceux-ci pourraient voter contre lui.
« Un politique mal élu est un politique heureux parce qu’il est élu »
Kai Littman
Il conclue que le journalisme est devenu un instrument de la communication et du marketing politique et n’est plus un instrument de l’information. Il donne l’exemple de la loi sur la protection des lanceurs d’alerte où le nom de Julien Assange, le plus célèbre des lanceurs d’alerte, n’a même pas été mentionné. (J’ai également contacté le député Sylvain Waserman pour lui exprimer ma stupéfaction face à la rédaction de ce projet de loi sur les lanceurs d’alerte et l’ignorance des lanceurs d’alerte depuis ces nombreux mois de sa part…)
Par la suite, Arthur Delaporte a souhaité apporter de la nuance car dans les 35 000 communes de France, tous ceux qui font de la politique ne gagnent pas forcément des sommes astronomiques d’argent. Il y a des bons et des mauvais comme partout et chacun agit en fonction de ce qu’il estime être l’intérêt général.
Questions/réponses de la salle
Lors de cette conférence, j’ai eu la chance de pouvoir poser les questions suivantes (à 1h04) :
Est-ce que les stratégies marketing de polarisation (pro/anti) ne seraient pas néfastes pour le bien-être général des citoyens et le vivre ensemble en société ? Quel est l’intérêt des raisonnements binaires qui empêchent les débats ? Quel est le but des clivages, des discours parfois discriminatoires voir haineux ? Où veux-t-on nous emmener avec ce type de communication ?
Clovis Daguerre est d’accord sur le fait que la stratégie de polarisation empêche les débats sereins et nuancés. Il explique aussi qu’on ne prend plus le temps de faire des débats à la télé, tout va trop vite. Il faut alors se rendre sur des chaînes comme Thinkerview pour écouter des entrevues plus longues, où le temps est pris pour développer une pensée.
Jean-François Lanneluc explique que la responsabilité d’un homme politique est de rassembler, de préserver la cohésion sociale et de ne pas nous monter les uns contre les autres. Il pense que le clivage devrait être proscrit mais le « politiquement correcte » ne diminuerait pas l’abstention. A l’inverse, les positions clivantes pourraient être dangereuses et provoquer des guerres civiles.
Kai Littman ajoute que la prise de position extrême permet, dans certains cas, d’obtenir des voix. Cette stratégie du buzz se passe surtout dans le cas d’élection présidentielle. Dans le cas des élections législatives, les clivages sont peu fréquents car les différents candidats sont amenés à travailler ensemble par la suite.
Arthur Delaporte explique que le but est de se distinguer sur le marché de la politique. Sans différenciation, il est difficile d’exister. Toutes les idées ne se valent pas et il n’est pas possible de trouver un consensus. Il s’agit simplement d’exprimer et de confronter des visions différentes.
Comment faire, alors, pour passer d’une logique individualiste de groupes qui souhaitent imposer leur vision du monde à tous, à une logique de « vivre ensemble » en acceptant nos différences, dans le respect et la tolérance ?
Ce que nous pouvons faire en tant que citoyen :
– maintenir un dialogue avec les élus pour leur exprimer nos idées, notre vision de l’intérêt général lorsque la leur n’entre pas en adéquation avec la nôtre.
– proposer des solutions concrètes à mettre en place plutôt que de parler des problèmes.
– nous présenter aux élections pour apporter les changements désirés.
– agir concrètement au sein d’associations, par exemple, pour incarner le changement.
Nous devons nous enrichir des expériences des uns et des autres dans le respect et la bienveillance. Ainsi, progressivement, les mentalités pourront évoluer pour la création d’un nôtre monde.
Quant aux médias, peut-être qu’en les nationalisant, nous pourrions avoir une information plus diversifiée. En attendant, il suffit de nous informer autrement, à travers les médias indépendants.
Table ronde « Le poids et la complexité de l’organisation démocratique »
Malheureusement j’ai raté les interventions de Julie Sedel (enseignante-chercheuse, sociologue du journalisme) et de Guillaume Courty (professeur de science politique), qui ont commencés à 18h30 (merci France 3). Ils ont parlé de la complexité du système représentatif dans lequel nous sommes.
Je suis arrivée au moment des questions/réponses. Les étudiants étaient pleins de ressources et ont posé de nombreuses questions. Ainsi, ont été abordés les thèmes suivants :
- la position hégémonique de la presse, les jeux de pouvoir et les abus de position dominante
- la difficulté des pouvoirs publics d’écouter toutes les voix
- la fabrique de la représentation, la construction de l’influence sociale
- les faits divers versus les faits politiques et comment un fait divers peut basculer dans la rubrique politique par la présence d’une personne « noble » dans les représentations.
- les mises en scène politique (dans les quartiers, etc.) pour saisir les opportunités de visibilité
- la subjectivité des journalistes : en fonction de leur propre histoire de vie, ils vont être plus ou moins sensibles à certains sujets, et donc, décider si le sujet est matière à réflexion ou ne mérite pas d’être abordé
- l’effet de meute au sein du journalisme amenant à travailler la même vision et rester dans un certain cadre (conformisme)
- l’interpellation des pouvoirs publics par les organisations : en direct (~70%) ou de manière indirecte via la presse (~30%)
- les rituels des lobbyistes en période électorale (s’adressent aux personnes crédibles au poste (futurs président et ministres) en fonction des sondages, pour pouvoir revenir quelques mois plus tard, finir les négociations entamées)
Environ 6500 personnes, soit 1500 organisations seraient entrées en relation avec les pouvoir publics au moins 10 fois sur une année (le lobby du secteur de la santé étant le plus important). Les jeunes bénéficieraient de seulement 3 organisations sur 1500 pour défendre leurs intérêts, ce qui expliquerait le sentiment de non représentativité par les jeunes. Ce serait, à priori, ces organisations qui mobiliseraient aussi les électeurs à aller voter.
A titre informatif, les représentants d’intérêts (chargés de plaidoyer pour les ONG et les associations et chargés d’affaires publics pour les entreprises) ont pour obligation de faire une déclaration sur le site de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique.
J’espère ne pas avoir été trop longue et je m’excuse pour la structuration hétérogène des résumés des conférences. Mais c’est comme cela que j’ai été inspirée… J’ai fait un article plus synthétique sans partager mes réflexions personnelles ici.
Pour l’exposition des résultats finaux de l’étude sur l’abstention des jeunes, il va falloir attendre cet automne. Ce projet (étude de marché + cycle de conférences) a permis aux étudiants de l’ISEG de réfléchir à leur vision de la société, à prendre le temps de comprendre la vision de l’autre, lors des entretiens individuels. Nous pouvons espérer que ces travaux et ces débats contribueront, plus largement, à une remise en question profonde de notre système sociétal, à la fin de l’homme ou de la femme providentiel ainsi qu’à l’instauration de véritables outils démocratiques avec la participation active des mouvements citoyens, qui ont déjà commencé à réfléchir à ces sujets, ainsi que des citoyens.
« Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique elle s’occupe de toi et elle peut même aller jusqu’à te priver de tes libertés individuelles. »
Myriam El Yassa